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Réponse depuis la ZAD à la consultation publique sur l’enfouissement des déchets nucléaires

16 juin 2020

DE L’ADMINISTRATION DU DÉSASTRE NUCLÉAIRE

« Là ou une chaîne de faits apparaît devant nous, l’Ange de l’Histoire voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d’accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds. »
W. Benjamin

Dans un monde qui « s’annonce désormais comme une immense accumulation de catastrophes »*1, l’espoir a cessé de figurer comme catégorie politique. Les lendemains déchantent forcément puisqu’il n’y a plus à l’horizon que la promesse d’un « tas de ruines qui grandit jusqu’au ciel »*2, tandis que se resserre chaque jour l’étau répressif de notre incarcération dans la survie planifiée par les administrateurs du désastre en cours.

Cette incarcération a évidemment pris des proportions subitement affolantes au travers des mesures de confinement qui ont inauguré des formes de gouvernement et de domestication des corps proprement inédites. Et on ne s’étonnera pas que les bureaucrates gestionnaires du désastre nucléaire aient profité de l’angoisse diffuse et paralysante qui s’est emparée de l’ensemble du corps social pour annoncer leur stratégie d’avenir – attendue depuis une décennie déjà -, sous l’impulsion de ses ministres de tutelle, Nathalie Muylle et Marie-Christine Marghem, laquelle avait déjà prolongé en 2015 de dix ans la durée d’exploitation des réacteurs fissurés de Doel 1 et 2, justifiant cette décision de façon éhontée par un misérable rapport manuscrit faisant pas moins de deux pages.*3

Ainsi les nucléocrates de l’ONDRAF annonçaient le 1er avril et en plein confinement, dans un cynisme à peine voilé donc, l’ouverture d’une consultation publique sur « la destination finale des déchets de haute activité et/ou de longue durée de vie », accompagnant celle-ci d’un rapport stratégique dont on comprend aisément l’objectif de se vouloir avant tout rassurant. On ne s’y méprend pas. Le discours mensonger de la bureaucratie des experts nucléocrates consiste essentiellement à fabriquer l’illusion d’une technologie sous contrôle, c’est-à-dire de faire du nucléaire un processus socialement acceptable. On nous assure que « les déchets doivent être gérés de manière sûre et responsable », qu’il y a là une expertise forte « de plus de quatre décennies de recherche et développement ».*4

On nous dit donc, sans sourciller, qu’on saura prévoir et contrôler des couches géologiques et des déchets nucléaires sur des centaines de milliers d’années. Il n’a pas fallu un demi siècle pour que des projets similaires tournent à la catastrophe, comme à Asse en Allemagne, où 126 000 fûts radioactifs durent être récupérés à 600 mètres de profondeur après que l’eau se soit infiltré partout suite à un déplacement géologique imprévu.

En réalité, l’ONDRAF n’a aucune véritable proposition à nous faire, puisqu’il assène sans ambages que le stockage géologique est la seule option envisageable et qu’en fin de compte il existe déjà « un large consensus international quant au fait que le stockage géologique est la seule destination finale sûre pour les déchets de haute activité et/ou de longue durée de vie »*5. Dès lors que les ceux-ci veulent bien nous expliquer pourquoi il n’y a aucune alternative raisonnable au choix préétabli par leur soigneuse expertise, pourquoi vouloir consulter la population sinon dans une visée stratégique pour préparer le terrain ?

La grossièreté du simulacre de participation n’a d’égal que l’opacité entretenue sur toutes les informations concrètes. On ne saura en définitive ni où, ni quand, ni comment tout cela se profilera. Le stratège cherche à connaître son ennemi tout en dissimulant ses propres intentions. Il en découle logiquement qu’on nous traite en ennemis, donc qu’on nous livre ici une guerre qui ne dit pas son nom, toujours sous couvert de démocratie participative, bien entendu. Et cette guerre est avant tout une guerre de dépossession.

C’est bien là que se situe pour nous la question, plutôt que dans des contre-expertises stériles qui s’enlisent dans des débats techniques sur la meilleure façon de cogérer le désastre nucléaire. Pas plus qu’on ne s’indignera encore des conflits d’intérêts si flagrants qui traversent l’ensemble des nucléocrates de cette société qui n’a de démocratique plus que le nom. C’est un secret de polichinelle que la canaille est partout au pouvoir, comme disait Nietzsche. On sait que l’ONDRAF se calque sur ses collègues d’EURATOM, lesquels font la promotion de l’énergie nucléaire tout en dictant les normes européennes de protection sanitaire en matière de radiation.*6 Cela nous suffit.

De toute évidence, le désastre est déjà là, entreposé en surface. C’est pourquoi il n’y a pas à s’agiter pour tenter de le déplacer ailleurs, et moins encore à réclamer toujours si docilement à l’État d’y mettre un terme, avec la faveur sous-jacente pour les champs d’éoliennes qui accompagne toujours cette posture servile qui ne voit manifestement pas la contradiction d’une écologie industrielle. Pas plus qu’on ne peut éviter l’inévitable, nous ne sommes pas là pour discuter d’un prétendu choix énergétique qui incomberait à la société civile, laquelle n’a de toute manière aucun poids dans les rapports de pouvoir. On ne sait que trop bien aussi, que le nucléaire dit « civil »a toujours et avant tout servi un objectif militaire, son sous-produit servant alors à fabriquer la bombe atomique lors de la guerre froide. Et c’est bien parce que l’industrie nucléaire est une machine de guerre – au sens deleuzien – que nos corps sont d’ores et déjà promis à devenir de la chair à neutrons.

Ce n’est qu’une dépossession plus flagrante parmi d’autres dans la guerre qui nous est faite. En ceci d’abord que le nucléaire nous a, dès l’origine, été imposé de force par l’État, malgré des résistances nombreuses et un refus largement partagé au sein d’une population qui n’était pas dupe du rêve atomique. Ensuite, parce que le désastre était engagé pour les centaines de milliers d’années à venir, notre avenir y compris.

Il ne s’agit pas là uniquement d’une question de pollution environnementale. C’est notre rapport sensible au monde qui est directement mis en cause, dès lors que la radioactivité n’est perceptible qu’aux moyens d’appareils de mesure voués à quantifier une réalité invisible qui désintègre les corps vivants. Dans les zones proches du sinistre de Fukushima déjà, on renvoie des habitants qui, pour survivre dans cet environnement, doivent s’en référer aux dosimètres placés dans les rues, indiquant le taux de radioactivité supportable à la vie.Tandis qu’au Niger et ailleurs, la vie dans les mines d’uranium, contrôlées par l’armée, est condamnée depuis longtemps à l’invivable, entretenu par l’abondante consommation d’énergie occidentale dans la plus pure indifférence.

Enfin, le nucléaire aura aussi accru notre dépendance envers une gestion d’État technobureaucratique sans précédent.

En fin de compte, l’immense désastre qu’est le nucléaire ne peut être dissocié de l’organisation de la société qui l’a engendrée comme tel et qui le contient tout entier. Il est l’héritage et le corollaire de la vieille opposition entre le spectaculaire diffus et le spectaculaire concentré.*7 On pourrait dire que dans la société spectaculaire intégrée, le nucléaire tend à la désintégration de tout ce qui n’est pas lui. C’est en cela que nous nous reconnaissons comme son contraire et c’est aussi pourquoi nous ne voulons pas lui accorder d’existence propre. Notre critique du nucléaire s’inclut dans celle plus large d’un monde qui nous livre une guerre de dépossession totale. Lutter signifie alors pour nous, tenter à notre échelle de reprendre possession de nos existences, ainsi que le suggérait Benjamin, en faisant « éclater le continuum de l’Histoire », notamment à travers l’idée que nous inspire toujours la Commune. En habitant contre la métropole, qui a fait du monde en peu de temps, une immense et désastreuse poubelle.

Jean Fouissement

1: René Riesel & Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des Nuisances, 2008, p.45
2: Walter Benjamin, Sur le concept d’Histoire, Payot & Rivages, 2017, p.66
3: Rappelons brièvement ici que les 5 autres réacteurs belges, conçus pour durer 30 ans, avaient déjà été prolongé de dix ans en 2003 par le ministre Deleuze au gouvernement Verhofstadt ainsi qu’un des réacteurs vétustes de Tihange qui avait été prolongé de 40 à 50 ans par le ministre Wathelet durant le gouvernement Di Rupo.
4: Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies, Rapport stratégique sur les incidences environnementales (SEA) relatif à une destination finale pour les déchets de haute activité et/ou de longue durée de vie en Belgique – Résumé non technique, NIROND-TR 2020-08 F, Avril 2020
5: Ibid.
6: La catastrophe de Fukushima au Japon : le suivi et l’expérience de la CRIIRAD, Interview de Bruno Chareyon, 27-04-2019
7: Selon l’expression de Guy Debord, pour qui le spectaculaire diffus et concentré signifiait respectiv ement l’économie libérale-marchande opposée au capitalisme d’État soviétique.

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Ce texte a été lu et débattu sur la ZAD d’Arlon, suscitant quelques divergences de point de vue et des interrogations quant aux conclusions qu’il présente, reflétant à cet égard la complexité de la question soulevée par la gestion du désastre nucléaire, des possibilités de nous saisir de cette question et de nos possibilités d’agir. Pour l’essentiel, il a été reproché au texte de ne pas prendre clairement position contre l’enfouissement des déchets nucléaires, la conclusion laissant paraître que la lutte antinucléaire se limitait ici à faire commune tout en adoptant une position fataliste envers le désastre nucléaire contre lequel on ne pourrait rien.

L’objection repose en résumé sur les arguments suivants (que l’on m’excuse la façon grossière dont ils sont ici résumes): 1) l’enfouissement des déchets nucléaires revient littéralement à enterrer le problème, permettant aux nucléocrates de s’en débarrasser sans devoir en porter les conséquences; 2) l’enfouissement n’est absolument pas une technique maitrisée, elle présenterait plus de risques étant donné qu’il est impossible de récupérer les déchets une fois enfouis, comme le montrent plusieurs expériences voisines similaires; 3) l’entreposage en surface des déchets nucléaires serait préférable en ce qu’il n’invisibilise pas le problème 4) l’entreposage serait moins contraignant et moins dangereux. 5) il est encore important de lutter contre l’enfouissement des déchets nucléaires dans l’espoir de relancer un mouvement ou des actions contre le nucléaire et son monde, plutôt que d’en accepter les conséquences sous prétexte que le mal est déjà fait.

D’autres encore ont tenu à souligner la nécessité d’une réduction drastique de la consommation énergétique, tel qu’on peut la vivre sur la ZAD. Ces réflexions ne sont que les prémisses d’un débat qui doit encore s’approfondir au fil du temps. Il aura en tout cas permis à tous ceux qui se sentent concernés de s’emparer de ces questions pour entamer la réflexion nécessaire suite au dévoilement encore fort opaque du projet d’enfouissement des déchets nucléaires en Belgique. Nous tenons à souligner l’importance d’élaborer la réflexion en dehors des procédures bureaucratiques agencées par le pouvoir, dans une perspective d’autonomie et d’émancipation commune.

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