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Carte blanche – Un combat pour les générations futures

Des citoyens occupent toujours 31 hectares de forêt à Arlon, afin d’empêcher le développement d’un projet économique. Peut-on leur reprocher d’agir au nom de l’intérêt collectif ?

Par Thierry Bréchet, CORE – UCLouvain et Anastasia Sharoshkina

Publiée dans Le Soir du 3 février 2021

Le mouvement citoyen pour le climat, né en 2006, a pris de l’ampleur ces dernières années jusqu’à ce que le covid-19 n’impose une trêve. Des camps climat au Royaume Uni aux marches au Danemark, en Suède, en Allemagne, aux Etats-Unis, en France et en Belgique, ce mouvement n’a cessé de grandir. On se souvient des « Vendredis pour le futur », la plus grande action de protestation de la jeunesse qui a vu jusqu’à 4 millions de participants sortir dans les rues partout dans le monde en 2019. On a aussi assisté à la naissance d’Extinction Rebellion qui pratique la désobéissance civile non-violente de masse. Cette organisation compte à ce jour 779 branches dans 20 pays.

En parallèle avec le mouvement pour le climat, celui des zones naturelles, plus marginal et plus local, est aussi souvent plus radical. Après Notre Dame des Landes en France, la forêt de Hambach en Allemagne, la ZAD de la Colline en Suisse et d’autres, un mouvement pour une zone naturelle à défendre est apparu en Belgique.

Aujourd’hui, les militants occupent l’ancienne Sablière de Schoppach à Arlon, les zadistes. Ils s’y sont installés le 26 octobre 2019 dans le but de protéger la forêt et ses espèces naturelles menacées par un projet de zoning PME. Ici, il ne s’agit pas de millions de personnes, ces militants et militantes se comptent en dizaines. A l’origine, une pétition a été adressée au collège communal d’Arlon, sans grand résultat. Dès lors, un appel à occuper la forêt a été lancé. Quand les militants constatent que leurs appels à la raison ne suffisent pas, ils passent à l’action directe.

Penser globalement, agir localement

Quel rapport entre la zablière et le climat ? C’est simple : penser globalement, agir localement.

Pour la plupart des zadistes, les marches pour le climat de 2019 ont été un échec. L’on peut néanmoins les comprendre pour plusieurs raisons. L’une est que le climat est un bien public global, ce qui signifie qu’aucun pays, aucun citoyen n’a intérêt à agir seul en ne pensant qu’à son intérêt personnel. Seule une coopération entre les populations, ou entre les pays, permettrait de résoudre le problème. Une telle coopération n’est possible que si chacune des parties prenantes comprend la valeur qu’elle attache au bien environnemental en question, ici, la qualité du climat.

Valeur d’usage, valeur d’existence et altruisme

La valeur que donnent les gens aux choses repose sur différents concepts. Prenons-en juste trois : la valeur d’usage, la valeur d’existence et l’altruisme.

La valeur d’usage, c’est la valeur personnelle que les gens attachent à la forêt (l’air pur, les promenades, le jogging…). Il est possible que raser une forêt, détruire la biodiversité ou dégrader le climat améliorent l’emploi et le bien-être des populations, mais cette logique a ses limites. Sans Nature, il n’y a plus d’Humains. En effet, l’Humain en fait partie intégrante et ne peut se concevoir en son absence. Et la biodiversité joue un rôle essentiel dans la survie du vivant. Détruire une forêt, avec toute sa richesse biologique, c’est détruire sa biodiversité, mais c’est aussi fragmenter encore plus les habitats naturels et donc, comme un effet domino, détruire encore d’autres espèces qui en dépendent. Calculer la valeur d’usage d’un site industriel, ce n’est pas très compliqué. Evaluer la valeur d’usage d’une forêt l’est beaucoup plus. Ceci est une première explication pour laquelle le décideur politique va facilement préférer une zone d’activité commerciale à une forêt. La plupart des militants qui défendent cette zone n’y voient aucune valeur d’usage. Alors pourquoi se mobiliser ? La motivation de l’intercommunale Idelux pour promouvoir l’activité économique à Arlon est évidemment légitime. Ce qui nous intéresse ici, c’est la motivation des citoyens qui se mobilisent pour ces 31 hectares de forêt. Ce qui nous renvoie aux deux autres notions de valeur, la valeur d’existence et l’altruisme (pour être rigoureux, l’altruisme n’est pas exactement une valeur, c’est un comportement, mais il est motivé par des valeurs ; nous allons nous concentrer sur l’altruisme entre les générations). Ces manifestations révèlent que la génération 2000-2010 en a marre des voitures, des autoroutes, des buildings, de la viande aux hormones, du productivisme à tous crins, etc. Les valeurs qui les guident sont la valeur qu’ils attachent à la Nature, et (éventuellement) l’altruisme envers les générations futures et présentes (combattre les inégalités). Soyons francs, si c’est le cas, c’est une bonne nouvelle.

Dans quelle direction ?

Il est certain qu’Arlon a besoin de se développer, et il est également certain que couper 31 hectares de forêt ne ferait pas plaisir à la plupart des gens. Dans quelle direction veut-on aller ? Le choix doit être un choix documenté sur les valeurs sociétales de la forêt, de sa biodiversité, sur la valeur économique et du projet alternatif ; ce choix doit être démocratique et, autant que possible, basé sur une base intergénérationnelle car il engage les générations futures.

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